Pourquoi Kant a tout cassé, ou le pire joyau pourri de toute l'argumentation philosophique

Vous reprendrez bien un joyau ?

Nous sommes en 1985. Toute la phi-

Pardon, mauvais départ.

J'ai horreur des raisonnements captieux. Une de mes connaissances m'a fait remarquer, récemment et à juste titre, que d'être aussi stressé me fait facilement adopter des raisonnements en apparence alléchants et vrais... et de ne pas m'en rendre compte. Je lui dédie ce billet, et j'espère pouvoir en écrire d'autres. Merci, F.

Nous sommes en 1985. Un philosophe australien, David Stove, organise une compétition pour trouver le pire argument existant au monde. Il retient deux critères pour cela : d'une part, à quel point l'argument est mauvais, en son argumentation propre ; et à d'autre part, à quel point il a été influent dans l'histoire de la pensée. Au final, il a retenu l'argument suivant :

On ne peut connaître les choses que si la condition C, nécessaire à la connaissance, est satisfaite.

Donc, nous ne pouvons pas savoir les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes.

Bravo. Voici le joyau le plus parfait de toute l'histoire de la philosophie. Amusez-vous à fabriquer un argument similaire en remplaçant C par, au choix, une ou plusieurs des conditions suivantes :

Stove propose un argument de même niveau :

Nous ne pouvons manger des huîtres que dans la mesure où elles sont amenées dans des conditions physiologiques et chimiques qui sont les présupposés de notre consommation d'huîtres.

Donc, nous ne pouvons pas manger les huîtres telles qu'elles sont en elles-mêmes.

C'est génial. Nous ne pouvons pas manger d'huîtres sans les manger. Impressionnant. Nous ne pouvons pas savoir quelque chose sans le savoir. Ce joyau argumentatif pose des questions qui semblent profondes, vraiment profondes... et une fois qu'on les a bien regardées, on se rend compte à quel point ces questions sont irrationnelles. En gros...

Qu'est-ce que ça ferait de connaître quelque chose...

sans le connaître ?

Whoa.

Mind blown

Depuis Descartes, la philosophie adore ce genre de joyaux. Descartes a bien ouvert la voie, en posant magnifiquement "mais comment peut-on « sortir » de son esprit, sortir de sa « sphère de subjectivité » et connaître le « vrai monde objectif extérieur »". Voyant l'impasse qu'il s'était fabriqué, Descartes a imaginé une solution en posant un mélange bancal entre intervention divine et glande pinéale1.

Le train de pensée magique a plus ou moins suivi ce genre de pensées jusqu'à ce qu'un écossais un peu audacieux, David Hume2, mette le feu aux Lumières avec son scepticisme acide. Kant, voyant cela, plutôt que d'avoir le bon sens de laisser le bûcher finir de se consumer et de revenir à Aristote, a au contraire mis les bouchées doubles, avec un joyau magnifique.

Nous ne pouvons pas échapper à notre propre sphère d'expérience mentale, parce qu'en fait nos esprits CRÉENT le monde (vu que nous en faisons l'expérience), ce qui fait que nous ne pouvons RIEN connaître du monde en tant que tel.

En gros, Kant avait remplacé la connaissance par la "CoNnAiSsAnCe", et n'a jamais expliqué comment il savait que nous avions uniquement la "CoNnAiSsAnCe" et non la connaissance... enfin, sauf son joyau :

Notre connaissance du monde est notre connaissance ;

Donc, ce n'est pas de la connaissance du monde, simplement de la "CoNnAiSsAnCe" du "MoNdE".

Voyant cela, Nieztsche, à raison et avec malice, arrive avec ses gros sabots, et ignore complètement les supplications larmoyantes de Kant d'arrêter de penser. En effet, Kant soupçonnait que si l'on poussait un peu trop loin son projet critique, ce dernier exploserait par contradiction -- sa "solution" était simplement de ne pas aller trop loin, et de dire à tout le monde de surtout ne pas trop réfléchir. Fort heureusement, tout le monde l'a plus ou moins ignoré -- même Fichte, Schelling et Hegel.

Dans le char d'assaut de Nietzsche, on écrase plus ou moins tout ce qui bouge sauf la conclusion de Kant : "nous créons le monde". Toute la philosophie, n'en déplaise à Socrate, Platon et Aristote, devient alors de la poésie, de la rhétorique et des concours de sophismes.

Nos beaux parleurs modernes du XXème siècle, arrivant chaussés de leur magnifique postmodernisme, passent rapidement à l'assaut et introduisent ce drama dans le langage... citons Derrida, Foucault, voire le vieux Wittgenstein :

Nous ne pouvons parler des choses que par le langage, de ce fait, nous ne pouvons pas parler des choses !

De là arrive la magie de la philosophie pourrie de ce joyau : dès que nous rejetons l'idée que nous pouvons connaître les choses (chère à Platon et Aristote), nous ne savons plus rien, et nous ne pouvons plus rien dire. Kant doit savoir qu'il ne peut que "sAvOiR" et non savoir, mais il ne peut pas le savoir vu que de son propre aveu, il ne peut que sAvOiR ; Derrida nous indique que tout n'est qu'une interprétation de texte, mais ce n'est pas vrai, seulement l'interprétation de texte de Derrida ; Foucault et ses comparses contemporains nous indiquent que toute théorie n'est qu'une construction de pouvoir, mais cela ne veut dire que la théorie de Foucault n'est qu'une construction de pouvoir, et non la vérité des choses. Et ainsi de suite, ad infinitum.

Bref. Si d'aventure quelqu'un vous dit qu'il "sAiT" (ou sait) qu'on ne peut pas connaître les choses, cherchez ce joyau pourri, il n'est pas loin3.


Notes

1. On peut voir, aujourd'hui, que cette solution marche parfaitement. /ironie

2. Pour une fois que j'ai un commentaire positif à son égard...

3. Souvenez-vous, toutefois, de la maxime ultime d'Aristote : "On ne discute pas avec une plante verte." (ou un sceptique, c'est selon.)