Un andidote efficace contre les arguments captieux, ou l'art de l'aïkido argumentaire

Plus l'argument captieux est fort, plus la réponse par rétorsion est forte.

L'aïkido se compose de techniques avec armes et à mains nues utilisant la force de l'adversaire, ou plutôt son agressivité et sa volonté de nuire. Ces techniques visent non pas à vaincre l'adversaire, mais à réduire sa tentative d'agression à néant.

J'ai parlé de ma triste tendance à suivre des arguments captieux, soit par crainte, soit parce que celui qui les annonce a une force argumentative très forte. À l'image de l'aïkido qui utilise la force de celui qui attaque contre soi pour se défendre, un argument de rétorsion permet une bonne ligne de défense contre un argument captieux.

Il existe quelques énoncés philosophiques qui sont ou qui apparaissent être auto-destructeurs, voire auto-contradictoires (en anglais, je préfère le terme self-defeating). Par exemple :

A : Il n'existe pas de sens ou de contenu sémantique. (Postulat de l'éliminativisme matérialiste)

Cette phrase implique que A indique, de sa propre assertion, que la pensée de A est sans contenu sémantique et vide de sens. Or, pour être vrai (ou faux), un énoncé doit avoir un contenu sémantique ou un sens. De ce fait, A indique lui-même qu'il ne dit rien de vrai.

D'autres exemples, comme le relativisme cognitif ("Il n'y a pas de vérité.", "Il n'y a pas de vérité absolue.") sont très difficiles (à mon sens, impossibles) à formuler d'une façon qui ne les rende pas auto-contradictoires. On peut citer aussi les classiques négations du principe de raison suffisante, ou de l'existence du changement comme de telles propositions.

On parle d'argument de rétorsion dans ce cas. Ce sont des arguments qui poussent un énoncé contenant en lui-même une ou plusieurs contradictions et la mettent à jour.

Mauvais exemple de rétorsion : le tu quoque

Une des erreurs est de confondre un argument de rétorsion au sophisme du tu quoque (aussi connu sous le nom d'"appel à l'hypocrisie"1). Le sophisme du tu quoque est commis si l'on rejette un argument simplement parce que l'émetteur de l'argument se comporte d'une façon contraire audit argument. Par exemple, si je vous dis « faire un blog pour parler de philosophie et de catholicisme est complètement stupide », et que vous me répondez « mais tu tiens un tel blog, justement ; je peux donc ignorer ce que tu me dis ». C'est ici une erreur de jugement : le fait que je sois hypocrite ne veut pas dire que mon argument est faux. Est-ce qu'un argument de rétorsion est un appel à l'hypocrisie ?

Non. Notre époque a un discours complexe et cela fausse souvent notre compréhension du jugement. Toute utilisation du langage émotionel n'est pas forcément un sophiste d'appel à l'émotion. Toute attaque contre une personne n'est pas forcément un ad hominem. Tout appel à l'autorité n'est pas nécessairement fallacieux. Pointer par rétorsion ad absurdum n'implique pas une pente glissante.

Il est bien important ici de bien analyser le discours : toute référence à l'incohérence d'un adversaire n'implique pas forcément un tu quoque. À l'inverse, montrer qu'un argument bancal et/ou mal expliqué conduit à des incohérences logiques est une méthode traditionnelle de critique logique ; et implique souvent ce qu'on entend par objection reductio ad absurdum. Personne ne peut nier qu'une telle objection n'est pas légitime2.

La portée d'un tel argument importe que l'incohérence spécifique à laquelle se réfère l'argument doit rester pertinente pour le sujet spécifique en cause.

Prenons un exemple. Supposez que je sois un vil criminel, un récidiviste, un malfrat, etc. Et je vous dis qu'être criminel est mal, indigne, nuit à autrui et pose des soucis à la société. Je suis certes hypocrite, mais mon attitude est sans rapport avec la véracité de ma proposition. En effet :

i) TiCatho est un criminel récidiviste.

n'implique aucun problème de compatibilité logique avec la proposition

ii) Il est mauvais d'être un criminel.

de même, est également compatible avec

iii) Être criminel est indigne, nuit à autrui et pose des soucis à la société.

Rejeter ii) ou iii) par ii) sur la base de i) est déraisonnable, c'est pour cela qu'une telle manoeuvre constitue un sophisme tu quoque.

Bon exemple de rétorsion

Prenons un vieil énoncé de philosophie, histoire de ne froisser personne, celui défendu par les Éléates3 :

a) Le changement n'existe pas.

De manière classique, s'engager dans une telle proposition implique de nier de manière cohérente qu'un changement se produit. Le souci, c'est que l'acceptation mentale de l'idée de raisonner d'une prémisse à sa conclusion (supposons que a) en est une conclusion) implique un changement, qui entraîne immédiatement la proposition :

b) Le changement existe.

On voit ici clairement que a) et b) ne sont pas logiquement compatibles. Ce que nous avons obtenu ici est appelé auto-contradiction performative, dans le sens où l'acte même de défendre la proposition a) implique la fausseté de la position. Cela n'est pas juste une hypocrisie, c'est une incohérence logique qui est en cause ici.

Un autre exemple

Puis-je, de ce fait, indiquer qu'il est mauvais que je sois criminel, tout en étant moi-même un criminel ? Bien sûr. Ce serait ici réaliser un tu quoque de rejeter mon argumentation sous prétexte qu'être criminel est mauvais parce que je suis un criminel.

Dans le cas de a) et b), le changement peut-il vraiment être une illusion, si un Éléate raisonne en fait des prémisses de son argumentation à la conclusion ? Non. C'est pour cela qu'ici, ce n'est pas une erreur de rejeter l'argument sur la base du fait que pour nier le changement, on doit le subir soi-même.

On pourrait ici répondre : "Ah-ha! Cela suppose que je raisonne des prémisses à la conclusion, ce que je ne fais pas ; et je nie le faire, car cela serait un élément changeant ! Vous commettez une pétition de principe !".

Bon. Supposons que l'Éléate ait raison. Alors quoi ?

Et bien, d'une, même si on commettait le sophisme de la pétition de principe, on ne tomberait pas dans le tu quoque.

Et de deux, non, monsieur la plante verte, on ne commet pas de petitio principii. En effet, il suffit de répondre : "écoutez, c'est vous qui m'avez donné cet argument comme allant infirmant l'existence du changement. Je ne fais que souligner que, en répétant un tel argument, nous avons un exemple de changement. Vous êtes vous-même engagé dans sa réalité, malgré votre déni explicite. Je vous indique une contradiction dans votre propre position, je n'ajoute pas de prémisse supplémentaire de l'extérieur. Si vous voulez réfuter ma critique, ne m'accusez pas de pétition de principe. Il vaudrait mieux que vous reformulez votre proposition de manière à éviter la contradiction implicite."

Mais bon, on est tranquille : reformuler l'argument impliquerait pour notre Éléate de commettre la contradiction qu'il essaie désespérément d'éviter. Mais c'est son problème, pas le nôtre (=celui de sa critique). Comme dit Aristote, on ne discute pas avec une plante verte.

Avec le joyau pourri, l'aïkido argumentatif débroussaille énormément de pseudo-philosophies modernes4 que l'on souhaite nous faire avaler. Prenez toujours un temps de réflexion : si le joyau pourri est couvert d'un drap qui ne tient pas debout, tirez dessus, votre esprit critique vous remerciera.


Notes

1. Voir Schopenhauer, Arthur, « L'Art d'avoir toujours raison », stratagème 16.

2. Sauf si votre adversaire (ou vous) nie les principes de la logique (non contradiction, identité, tiers exclus, etc.). À partir de ce moment, le dialogue devient inutile. Comme indique Aristote, "on aura plus efficace à discuter avec une plante verte".

3. Principalement Parménide et Zénon, pour les plus connus.

4. Merci les cartésiens...